Du 13 au 16 juillet 2015, des représentants politiques de haut niveau, y compris des chefs d’État et de gouvernement et des ministres des Finances, des Affaires étrangères et Coopération au Développement, se réuniront à Addis-Abeba, en Éthiopie, à la troisième Conférence internationale sur le financement du développement (FdD 3) pour se mettre d’accord sur la façon de surmonter les inégalités systémiques mondiales et la façon de financer la mise en œuvre complète des programmes internationaux de développement convenus. Pour veiller à ce que les délibérations sur le financement du développement soient significatives en Afrique, la société civile doit, de façon urgente, jeter les bases de la conversation.
Financement de quel type de développement en Afrique ? Pour qui ? Avec qui ? À quel coût ?
Alors que les deux premières décennies de développement post-colonial étaient dirigées par les États, les politiques de développement économique depuis la fin des années 1970 ont été déterminées par la pensée de la « communauté internationale » incarnée dans des récits construits pour légitimer leurs stratégies en Afrique. L’hégémonie néolibérale traduite par les politiques d’ajustement structurel s’est installée dans un contexte de crises financières et d’énergie, de volatilité des prix des matières premières et d’une série de manques. Plus récemment, un nouveau récit de « L’Afrique en essor », tout d’abord promu par The Economist en 2011, a été associé au retour de concepts tels que la « transformation structurelle » qui cherche à définir les débats sur le développement de l’Afrique aujourd’hui.
Ce nouveau récit est informé par l’optimisme africain actuel poussé par des taux de croissance économique élevés (4,5-5 % dans la période 2010 – 2015), inspiré en partie par l’amélioration de la gouvernance économique, l’augmentation de la demande intérieure et le pouvoir d’achat par une classe moyenne en pleine croissance, et de hauts prix des matières premières, qui ont l’air de changer les règles du jeu tout en défiant la perception traditionnelle de l’Afrique comme mal intégrée dans l’économie mondiale. L’Agenda 2063 de la Vision de l’Union africaine peut également être considérée comme faisant partie d’une prise de conscience croissante de la nécessité de projeter l’avenir du continent pour les 50 prochaines années.
Ce qui nous préoccupe est que cet optimisme soit fondé sur des bases fragiles. A titre d’exemple, la réalisation du « dividende démographique » est l’une des nouvelles stratégies préconisées pour stimuler la croissance économique dans une tentative de profiter de l’actuelle explosion démographique de la jeunesse dans la population. Mais pour que cette stratégie réussisse, le taux de natalité doit baisser suffisamment pour réduire le taux de dépendance des enfants qui ne travaillent pas aux adultes en âge de travailler, réduisant ainsi le besoin d’investissement social pour les groupes d’âge plus jeunes, tout en assurant l’existence d’un marché du travail pas cher. La controverse par rapport à cette stratégie a trait aux méthodes utilisées pour réduire les taux de natalité : seront-ils coercitifs ou vont-ils promouvoir la santé et les droits sexuels et reproductifs des femmes ? Le défi du financement vertical des programmes de planification familiale en l’absence d’investissements suffisants pour garantir la santé et l’éducation universelles et de qualité découle du danger toujours présent de coercition et de violations des droits humains.
Le grand récit de « L’Afrique en essor » est également contesté par l’augmentation de l’immigration illégale, l’escalade de conflit, les niveaux de pauvreté et des inégalités, la désindustrialisation, le manque de diversification de l’économie, les modes de consommation qui ne favorisent pas l’entreprenariat local, l’augmentation du chômage notamment chez les femmes et les jeunes qui sont la cible des initiatives actuelles de « dividende démographique », les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) non atteints, et l’incapacité à mobiliser un financement durable.
Tous ces facteurs nous amènent à remettre en question le « récit de développement de l’Afrique en essor » qui continue de dépendre des structures de subordination fondées sur le genre, l’âge et la race.
Pour veiller à ce que le financement du développement 3 atteigne un accord qui permette aux pays africains de progresser vers le développement durable et équitable, les positions des gouvernements africains doivent être ancrées et informées par les réalités africaines, promouvoir une approche fondée sur les droits humains pour le développement, et lutter contre les inégalités systémiques.
Sur la voie vers la troisième Conférence sur le financement du développement, les gouvernements africains doivent :
- Veiller à ce que le financement du développement 3 aborde les obstacles structurels à la réalisation du droit au développement dans le continent. L’architecture financière mondiale a augmenté la volatilité mondiale, la financialisation et les risques systémiques, et a facilité l’assèchement des ressources de l’Afrique au détriment des salaires et des investissements pour la promotion des droits sociaux et économiques. Selon le rapport du Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique, il est estimé que le continent perd plus de 50 milliards de dollars par an à travers ces flux illicites. En outre, les accords commerciaux et d’investissement permettent aux entreprises de protéger et de rapatrier leurs bénéfices, limitant davantage les tentatives visant à réglementer la fuite des capitaux. Cet assèchement des ressources de l’Afrique doit cesser.
- Assurer le respect de l’espace politique national et le droit des États à mettre en œuvre des règlements qui protègent l’intérêt public, y compris les droits humains des femmes. Les pays africains sont impliqués dans de multiples négociations commerciales : à l’Organisation mondiale du commerce, avec l’Union européenne, avec les accords de partenariat économique (APE), tandis que la loi sur la croissance et les potentialités de l’Afrique (AGOA, pour son sigle en anglais) a été récemment prolongée pour 10 ans de plus. « L’Afrique ne peut pas être en essor » si le continent est impliqué dans plusieurs accords et politiques commerciales qui limitent son espace politique et ne bénéficient pas toujours aux populations, y compris les femmes en général et notamment les femmes dans le secteur informel, qui constituent la majorité de la population économiquement active. En outre, l’Afrique a lancé la Zone de libre-échange Continentale africaine (ZLEC) pour construire un marché régional.
- Cependant, le commerce inter-frontalier des femmes a toujours existé et tandis que l’extension des marchés est bien accueillie, il faut se demander pour qui le marché est-il étendu. Un marché régional ne devrait pas être construit dans le but de renforcer les entreprises transnationales et de promouvoir la libéralisation du commerce qui détruirait tous les efforts qui ont été faits jusqu’ici pour construire une industrie africaine par les Africains. Dans ce contexte, des mesures pour protéger les entreprises et la part des marchés des femmes, ainsi que la protection des industries naissantes, des secteurs à taux de main d’œuvre plus élevé pour les femmes, de petites productrices femmes et des connaissances traditionnelles des femmes sont fondamentales. Il est également nécessaire de se mettre d’accord sur la divulgation publique ainsi que sur les évaluations ex ante et périodiques de l’impact des politiques commerciales et d’investissement sur les droits humains. L’épidémie d’Ebola a montré comment le commerce est un sujet transversal qui couvre des questions telles que la migration, la santé publique, la paix et la sécurité.
- Indiquer clairement que l’investissement direct étranger devrait compléter et être aligné avec les stratégies de développement durable et équitable et les zones prioritaires identifiées des gouvernements plutôt qu’avec les projets aux bénéfices élevés. « L’extractivisme » orienté vers l’exportation, en particulier l’exploitation minière, a conduit à une augmentation des conflits et a continué à dévaster l’environnement et les moyens de subsistance en déplaçant les petits producteurs, y compris les agricultrices et les petits mineurs qui sont parmi les plus touchés. L’IDE devrait soutenir la création d’emplois décents en éliminant l’écart de rémunération entre les sexes, en assurant le transfert de technologie, la promotion des liens avec les petites et moyennes entreprises et en favorisant la décentralisation territoriale et la diversification productive afin d’être comptabilisés comme un flux de financement pour le développement.
- Établir des normes contraignantes pour protéger les droits humains, le travail, des normes environnementales et des ressources naturelles, y compris des évaluations ex ante et périodiques, et des mécanismes et plates-formes clairs afin de faire respecter ces réglementations. Les États africains ont fait des progrès dans l’élaboration de politiques continentales pour promouvoir la responsabilisation des investisseurs sur des questions telles que l’acquisition de terres ; toutefois, nous avons noté que ce sont des lignes directrices volontaires. Des mesures supplémentaires comme une meilleure négociation des contrats, transparente et responsable, l’élimination du secret de la propriété bénéficiaire et l’enregistrement public devraient être convenues.
- Empêcher que les finances publiques soient utilisées pour tirer parti du secteur privé, en particulier à travers des modalités de financement comme les partenariats public-privé (PPP), qui favorisent les activités/projets isolés, peuvent augmenter le fardeau de la dette, sont soumis à des renégociations fréquentes et peuvent menacer la disponibilité, l’accessibilité, l’adaptabilité, l’acceptabilité et la qualité des infrastructures et des services. Il est important de garder à l’esprit que les projets de grandes infrastructures et énergétiques passés et présents ont eu des impacts environnementaux et sociaux négatifs graves en Afrique qui ont été, pour la plupart, supportés par des communautés déjà pauvres et vulnérables et des pays plongés dans une lourde dette. Les États doivent suivre une voie de développement différente qui privilégie le bien-être des personnes et des écosystèmes au-dessus du profit.
- S’engager à mobiliser des ressources officielles suffisantes y compris en élargissant l’assiette fiscale d’une manière progressive et à travers la lutte contre l’évasion et l’évitement fiscal. Ces ressources devraient être allouées pour répondre aux besoins des personnes, y compris les droits humains des femmes et des filles. Les propositions pour la formalisation des travailleurs informels comme une source fiscale soulèvent des questions critiques. Cela est particulièrement problématique avec les impôts où les travailleurs du secteur informel, où les femmes sont surreprésentés – sont impliqués dans le filet fiscal tandis que les entreprises multinationales (EMN) bénéficient d’allégements fiscaux ou même utilisent des tactiques telles que l’évaluation inexacte, des fausses factures, les paradis fiscaux, qui aggravent la fuite des capitaux sur le continent.
- Surmonter l’approche restrictive actuelle de l’inclusion financière des femmes en soutenant des mécanismes de financement de base des femmes et la réalisation des droits économiques des femmes. Les programmes de micro-crédit pour les femmes peuvent conduire à un endettement excessif et l’aggravation des conditions de pauvreté, surtout s’ils ne sont pas accompagnés d’une éducation financière et l’accès à d’autres ressources productives susceptibles de promouvoir l’autonomie des femmes. À partir du niveau de base, les femmes commerçantes ont développé des moyens très novateurs pour financer leurs activités, à travers des « tontines », des réseaux familiaux et sociaux, au sein des marchés dans le seul but d’améliorer la vie des familles ou des communautés. Donc, les gouvernements devraient renforcer ces initiatives afin de faire en sorte que les ressources économiques et financières sont disponibles et accessibles aux femmes et aux jeunes commerçants et entrepreneurs. Plusieurs initiatives sont mises en œuvre dans différents pays africains. Cependant, la question est de savoir comment s’assurer que les fonds sont accessibles aux femmes et aux jeunes et dans quelles conditions. Les défis en ce qui concerne l’accès au crédit sont, en fait, des questions de l’économie politique et de la distribution d’énergie. Des réformes urgentes sont nécessaires pour permettre aux femmes de mieux organiser et de faire valoir leurs droits économiques, y compris pour une meilleure inclusion financière. Par conséquent, il faut s’appuyer sur les initiatives locales existantes pour veiller à ce que les ressources soient disponibles et accessibles dans des conditions équitables aux communautés opprimées et aux entrepreneurs, notamment ceux du secteur informel. En outre, les gouvernements devraient s’engager pleinement pour relever les défis de développement structurels tels que la ségrégation professionnelle de genre, le manque d’accès des femmes aux ressources et leur contrôle, et l’organisation inégale des soins. Il faudrait donner la priorité à garantir l’accès universel aux services et aux approvisionnements sociaux, y compris la protection sociale, les services de soins et d’infrastructure, les services de santé et des droits sexuels et reproductifs, l’éducation, l’emploi, l’accès aux ressources et leur contrôle. Respecter les droits humains des bergers, des agricultrices à petite échelle, des peuples autochtones, des pêcheurs, des petits commerçants et informels, entre autres, est au centre des politiques de développement équitables et durables.
- Insister sur les flux d’aditionnalité et prévisibilité de l’aide publique au développement (APD). Il faudrait supprimer les conditionnalités politiques et les changements des définitions de l’APD qui privilégient le recyclage des fonds aux intérêts commerciaux des pays développés et au secteur privé des pays donateurs. En outre, les priorités de l’APD et les domaines prioritaires devraient témoigner des opérations multiples et entrecroisées rencontrées par les pays africains et particulièrement par les femmes. Finalement, la coopération Sud-Sud ne peut pas remplacer les engagements d’APD des pays développés. La coopération Sud-Sud devrait être fondée sur le principe de solidarité et ne devrait pas reproduire les relations de pouvoir inégales et les règles traditionnelles de soumission que l’Afrique a soufferte au cours du siècle dernier.
Déclaration préparée par un groupe de jeunes féministes africaines à l’atelier de DAWN « L’Afrique en essor : Promesse ou défi pour l’égalité de genre ? » Addis Ababa, 30 & 31 Mai 2015.
[1] UN ECA (2015) Economic Report on Africa. Available here.